6
— Cet individu affirme qu’il vous connaît, expliqua la petite blonde à Hamilton.
— C’est vrai, dit Hamilton. Prenez un tabouret et asseyez-vous. (Il examina Laws.) Avez-vous étudié la situation selon les lois de la physique ces derniers jours. ?
— Que l’enfer emporte la physique, dit Laws, d’un air maussade. J’ai laissé tomber. J’ai passé l’âge.
— Allez construire un réservoir, fit Hamilton, cessez de lire des livres. Prenez l’air.
Laws plaça sa main décharnée sur l’épaule de la blonde.
— J’ai rencontré cette Grâce. Un réservoir plein. Plein à ras bord.
— Enchanté, dit Hamilton.
La fille eut un sourire contraint.
— Je ne m’appelle pas Grâce. Mon nom…
La poussant de côté, Laws se pencha vers Hamilton.
— Je suis heureux que vous ayez parlé de réservoir.
— Pourquoi ?
— Parce que, lui expliqua Laws, il n’existe rien de tel en ce monde.
— Mais il faut bien qu’il y en ait.
— Venez voir.
Attrapant Hamilton par sa cravate, il l’entraîna loin.
— Je vais vous montrer quelque chose. La plus géniale invention depuis la feuille d’impôts.
Se frayant un chemin entre les consommateurs, Laws conduisit Hamilton au distributeur automatique de cigarettes. Frappant la machine du plat de la main, Laws dit d’une voix triomphante :
— Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ?
Hamilton examina attentivement la machine. Elle avait un aspect tout à fait ordinaire : une grande boîte métallique ornée de miroirs bleutés, avec une fente pour les pièces dans le coin supérieur droit, de petites fenêtres au travers desquelles apparaissaient diverses sortes de cigarettes, une ligne de leviers, et la trappe par où tombaient les paquets.
— Ça a l’air d’aller, estima-t-il.
— Vous ne remarquez rien de spécial ?
— Non, rien de particulier.
Laws jeta un coup d’œil circulaire pour s’assurer que personne n’écoutait. Puis, il s’approcha encore de Hamilton.
— J’ai vu cette machine fonctionner, murmura-t-il vivement. Je me suis aperçu de quelque chose. Essayez de comprendre ceci. Et tenez-vous bien. Il n’y a pas de cigarettes dans cette machine.
Hamilton le fixa.
— Pas du tout ?
Laws indiqua la rangée de paquets en montre derrière les petites glaces.
— C’est tout ce qu’il y a. Un de chaque. Il n’y a pas de réservoir. Mais voyez plutôt.
Il glissa une pièce dans la fente, appuya sur le levier des Camels. Un paquet de Camels descendit par la trappe et Laws le saisit au passage.
— Vu ?
— Je ne comprends pas, admît Hamilton.
— La machine à bonbons fonctionne de la même façon.
Laws le conduisit jusqu’à la machine en question.
— Les bonbons sortent d’ici, mais il n’y a pas de bonbons dans cette machine. Seulement des emballages en montre. Vu ? Compris ?
— Non.
— Vous n’avez jamais rien lu à propos des miracles ? Dans le désert, on obtenait ainsi de la nourriture et de l’eau ; c’était le début.
— Oh, dit Hamilton, je vois.
— Ces machines fonctionnent sur le même principe. Multiplication miraculeuse.
Laws tira un tournevis de sa poche ; il s’agenouilla et commença à démonter la machine.
— Je vous le dis, Jack, c’est la plus grande découverte jamais réalisée par l’homme. Cela va révolutionner l’industrie moderne. L’ensemble de la production industrielle, la technique des chaînes. (Laws fit un grand geste.) Fini, on n’utilisera plus de matériau brut. Plus de travail de force. Plus d’usines sales et déprimantes. Un immense secret se trouve dans cette boîte.
— Ah, dit Hamilton. Peut-être avez-vous mis le doigt sur quelque chose.
— Nous pourrons sûrement employer ce principe.
Fébrilement, Laws ôta la plaque de protection de la machine.
— Aidez-moi, tâchez de déclencher la serrure.
La serrure céda. Les deux hommes déposèrent la plaque de la machine et la rangèrent contre le mur. Comme Laws l’avait prédit, les casiers verticaux qui servaient de réservoirs à la machine étaient vides.
— Sortez une pièce, ordonna Laws.
Adroitement, il découvrit les mécanismes internes jusqu’à ce que le trajet des bonbons fût entièrement visible. Sur la droite se trouvait la rampe de sortie ; à son origine, ils virent un ensemble complexe de barres, de leviers et de roues. Laws essaya de remonter le trajet jusqu’à son point de départ.
— Il semble que les bonbons sortent d’ici suggéra Hamilton. (Se penchant sur l’épaule de Laws, il désigna une petite plaque.) La pièce fait fonctionner un relais, et cette trappe se déclenche. Elle donne une impulsion au bonbon qui commence à descendre. La pesanteur fait le reste.
— Mettez la pièce, dit Laws. Je veux voir d’où sortent ces damnés bonbons.
Hamilton glissa la pièce dans la fente et pressa un levier au hasard. Les roues et les tiges s’ébranlèrent. Au centre de la machine, apparut un caramel. Le caramel s’ébranla et tomba finalement dans le petit panier à l’extérieur de la machine.
— Il est sorti du néant, dit Laws, émerveillé.
— Mais en un endroit précis. Tangentiellement au caramel publicitaire. Ce fait suggère une sorte de fission binaire. Le bonbon qui sert de modèle se divise en deux.
— Mettez une autre pièce.
Un caramel se matérialisa à nouveau et suivit le trajet ordinaire. Les deux hommes ne cachèrent pas leur admiration.
— Une belle mécanique, reconnut Laws. Du beau travail. Une réalisation soignée sur la base du principe des miracles.
— Sur une petite échelle seulement, nota Hamilton. Pour des bonbons, des boissons, des cigarettes. Rien d’important.
— C’est là que nous intervenons.
Délicatement, Laws introduisit une petite tige dans l’espace qui se trouvait derrière un sachet d’acidulés. La tige ne rencontra pas de résistance.
— Rien ici non plus. Si je retire le modèle et que je mette quelque chose d’autre à sa place…
Hamilton ôta le sachet et mit à sa place un bouchon. Lorsqu’il abaissa le levier, un second bouchon dégringola dans le panier d’arrivée.
— Voilà un résultat, dit Laws. Cette machine reproduit tous les modèles qu’on lui présente. Nous pouvons reproduire tout ce que nous voulons. (Il tira de sa poche quelques pièces.) Essayons de faire des affaires.
— À quoi cela ressemble-t-il, se demandait Hamilton. Un vieux principe en électronique : la régénération. Nous réinjectons une partie du résultat dans le circuit de départ. Ainsi, l’appareil continue de fonctionner de façon ininterrompue.
— Un liquide serait préférable, estima Laws. Où pourrions-nous trouver un tube de verre qui nous permette d’établir une conduite ?
Hamilton arracha du mur un tube de néon, pendant que Laws allait chercher un verre au bar.
Au moment où Hamilton finissait d’installer la conduite, Laws réapparut portant un verre plein d’un liquide ambré.
— Du brandy, expliqua-t-il. Du bon vieux cognac français ; le meilleur qu’ils aient.
Hamilton posa le verre à l’endroit où avait été le sachet. La conduite, vidée maintenant de son gaz, venait de l’endroit où se faisait la reproduction et se divisait en deux ; l’une des branches ramenait une partie du liquide dans le verre, et l’autre se dirigeait vers la sortie de l’appareil.
— Le rendement est de quatre à un, dit Hamilton. Quatre unités sont produites par l’appareil ; l’une d’elles retourne à sa source. Théoriquement, nous pouvons accélérer indéfiniment la production. Sans limite concevable.
D’une main preste, Laws pressa le levier qui déclenchait le mécanisme. Un instant plus tard, l’alcool s’écoula du tube et se répandit sur le sol devant la machine. Se redressant, Laws attrapa la plaque de protection ; les deux hommes la remirent en place et la verrouillèrent Sans arrêt, le distributeur de bonbons laissait maintenant s’écouler un flot de plus en plus important de cognac de la meilleure qualité.
— Ça y est, dit Hamilton, satisfait. Une tournée générale. Absolument gratuite.
Quelques consommateurs s’approchèrent, vivement intéressés. Il y eut rapidement foule.
— Nous avons un peu modifié l’appareil, dit lentement Laws, fixant les gens qui s’étaient groupés autour du distributeur. Mais nous n’avons pas encore mis en évidence le principe fondamental. Nous savons que cela fonctionne et comment cela marche. Mais non pourquoi.
— Peut-être, fit remarquer Hamilton, n’y a-t-il pas de principe. N’est-ce pas ce que miracle signifie ? Aucune loi générale, mais seulement une série capricieuse d’événements, sans la moindre régularité, sans la moindre cause décelable. Cela arrive, sans plus ; c’est imprévisible et inexplicable.
— Mais ce processus est régulier, objecta Laws, se tournant vers la machine. De plus, lorsque l’on met dans l’appareil une pièce, un bonbon apparaît, et non une balle de base-ball, ou un crapaud. Une loi naturelle n’est rien d’autre que la description de ce qui se passe dans tel ou tel cas. La prise de conscience d’un phénomène permanent. La causalité n’est pas impliquée forcément : nous pouvons seulement dire que si À et B sont réunis, nous obtenons C, et non pas D.
— Obtiendrons-nous toujours C ? demanda Hamilton.
— Peut-être ou peut-être pas. Pour l’instant, nous obtenons C. Et c’est du cognac et non de l’insecticide. Nous sommes en présence d’une régularité, donc d’une loi. Tout ce que nous avons à faire est de trouver quels éléments sont nécessaires pour obtenir ce résultat.
Hamilton dit soudain :
— Si nous pouvions trouver ce qui est nécessaire à la reproduction des modèles…
— D’accord. Quelque chose met la machine en action. Nous n’avons pas à nous inquiéter de la façon dont cela fonctionne ; tout ce que nous voulons savoir est ce qui le déclenche. Nous n’avons pas besoin de savoir comment le soufre, la potasse, les nitrates et le charbon de bois donnent la poudre, ni même pourquoi. Tout ce que nous voulons savoir est que, lorsqu’ils sont mélangés dans une certaine proportion, ils explosent.
Ils se déplacèrent vers le comptoir, se frayant un chemin entre les consommateurs qui récupéraient maintenant le cognac.
— Ainsi, ce monde a des lois, dit Hamilton, tout comme le nôtre. Non, pas comme le nôtre. Des lois, enfin.
Une ombre passa sur le visage de Bill Laws.
— C’est vrai. (Brusquement son enthousiasme s’était évanoui.) J’oubliais.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Ça ne marchera pas dans notre monde. Ça ne marche qu’ici.
— Oh, dit Hamilton, ébranlé. C’est vrai.
— Nous perdons notre temps.
— À moins que nous ne voulions pas revenir dans notre monde.
Laws s’assit sur un tabouret devant le comptoir et contempla son verre. Effondré, boudant, il murmura :
— C’est peut-être ce que nous avons de mieux à faire. Rester ici.
— Bien sûr, dit Mc Feyffe, avec jovialité. Restez ici. Profitez-en tant que ça dure.
Laws jeta un bref coup d’œil à Hamilton.
— Vous voulez rester ici ? Vous vous plaisez ici ?
— Non, dit Hamilton.
— Moi non plus. Mais nous n’avons peut-être pas le choix. Jusqu’ici, nous ne savons même pas où nous sommes. Et pour partir…
— C’est un endroit charmant, dit la petite blonde d’une voix indignée. Je suis ici tout le temps et je trouve ça idéal.
— Nous ne parlions pas de ce café, dit Hamilton.
Serrant convulsivement son verre, Laws dit :
— Nous devons partir d’ici. Nous devons trouver une façon ou une autre de nous en aller.
— C’est mon avis, dit Hamilton.
— Vous savez ce que vous pouvez acheter au supermarché ? demanda d’une voix acide Laws. Je vais vous le dire. Des offrandes cuites en boîte.
— Vous savez ce que vous pouvez acheter à la quincaillerie ? dit Hamilton à son tour. Des balances pour peser votre âme.
— C’est idiot, dit la blonde, vivement. Une âme n’a pas de poids.
— Alors, fit Hamilton donnant l’apparence de la plus profonde réflexion, vous pouvez en envoyer une gratuitement par la poste.
— Combien d’âmes, demanda Laws ironiquement, peut-on envoyer dans une enveloppe timbrée ? Un nouveau problème métaphysique. Susceptible de dresser une moitié de l’humanité contre l’autre. De déclencher des hérésies, une guerre de religion. De faire couler des flots de sang.
— Dix, estima Hamilton.
— Quatorze, le contredit Laws.
— Hérétique. Anthropophage.
— Vampire bestial assoiffé de sang impur.
— Fils maudit d’un démon bouffeur de merde,
Laws s’arrêta un instant :
— Savez-vous ce que vous pouvez voir à la télévision, le dimanche matin ? Je ne vous le dirai pas. Trouvez-le vous-même.
Serrant son verre vide contre son cœur, il se laissa glisser à bas de son siège et disparut dans la foule.
— Hé, dit Hamilton, étonné. Où va-t-il ?
— Il est cinglé, dit la blonde, d’une voix neutre.
Puis la silhouette de Bill Laws réapparut. L’angoisse grisait sa face noire. S’adressant à Hamilton par-dessus le bruit des voix et des rires des consommateurs, il dît :
— Jack, vous savez ce qui m’arrive ?
— Hein ? demanda Hamilton, inquiet.
Les traits du Noir se tordirent, il semblait malheureux en diable.
— Dans ce monde – la tristesse brouilla son regard –, je traîne les pieds dans ce damné monde.
Il s’en alla, laissant Hamilton à son étonnement.
— Que veut-il dire ? demanda la blonde avec curiosité. Il traîne quoi ?
— Il se traîne, murmura Hamilton.
— Tous les Noirs sont comme ça, dit Mc Feyffe.
S’emparant du tabouret que venait d’abandonner Bill Laws, la blonde se mit à faire du charme à Hamilton.
— Paie-moi un verre, mon chéri, demanda-t-elle, pleine d’espoir.
— Sûrement pas.
— Pourquoi ? Vous êtes trop jeune ?
Hamilton fouilla ses poches.
— Je n’ai plus d’argent. Je l’ai entièrement dépensé avec cette machine.
— Priez, conseilla Mc Feyffe. Et croyez à ce que vous dites, dur comme fer.
— Seigneur, dit amèrement Hamilton, envoyez à votre indigne électronicien un verre d’eau teintée pour cette encombrante jeune personne. (Consciencieusement, il ajouta :) Amen.
Le verre d’eau teintée apparut sur le bar à portée de sa main. La fille l’accepta en souriant.
— Vous êtes gentil. Comment vous appelez-vous ?
— Jack.
— Et votre nom ? Il soupira.
— Jack Hamilton.
— Je m’appelle Silky. (D’un geste espiègle, elle joua avec la cravate de Hamilton. C’est votre voiture, celle-là, dehors ?
— Bien sûr, répondit-il d’une voix terne.
— Allons quelque part. Je déteste cet endroit…
— Pourquoi ? demanda soudainement Hamilton, avec violence. Pourquoi Dieu a-t-il exaucé cette prière ? Et pourquoi pas les autres ? Pourquoi n’a-t-il pas écouté Bill Laws ?
— Dieu a apprécié votre prière, dit Silky. Après tout, c’est Son rôle. Il doit décider de l’effet qu’une prière Lui fait.
— C’est terrible.
Silky haussa les épaules.
— C’est possible.
— Comment pouvez-vous vivre ainsi ? Vous n’êtes jamais sûrs de ce qui va vous arriver ; ni ordre ni logique. (Le fait qu’elle n’objectât rien le rendit furieux. Elle semblait trouver cela si naturel.) Sans le moindre recours. Nous dépendons entièrement de lui. Sommes-nous des êtres humains ? Plutôt des bêtes, attendant d’être nourries, récompensées ou punies.
Silky l’étudia :
— Vous êtes un drôle de garçon.
— J’ai trente-deux ans. Je ne suis plus un garçon. Et je suis marié.
Affectueusement, la fille lui prit le bras, le tirant au risque de le faire tomber du tabouret.
— Par ici, chéri. Venez donc implorer le Seigneur chez moi. Je connais quelques rites que vous aimerez peut-être essayer.
— Est-ce que j’irai en Enfer pour autant ?
— Sûrement pas si vous connaissez les gens qu’il faut.
— Mon nouveau patron a une ligne privée vers le Ciel. Est-ce que ça suffira ?
Silky se fît plus pressante.
— Nous en reparlerons plus tard. Filons avant que ce singe irlandais s’aperçoive de quelque chose.
Relevant la tête, Mc Feyffe dévisagea Hamilton. D’une voix hésitante, il dit :
— Vous partez ?
— Oui, répondit Hamilton, descendant en titubant de son siège.
— Une minute, implora Mc Feyffe. Restez donc.
— Occupez-vous de votre âme, dit Hamilton. Mais il lut quelque chose dans les yeux de Mc Feyffe.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il, soudain dégrisé. Mc Feyffe dit :
— Je veux vous montrer quelque chose.
— Me montrer quoi ?
Mc Feyffe passa devant Hamilton et Silky et attrapa un immense parapluie noir ; puis il se tourna vers eux, et attendit. Hamilton lui emboîta le pas et Silky fermait la marche. Ouvrant la porte, Mc Feyffe ouvrit soigneusement le parapluie, aussi vaste qu’une tente. La bruine légère s’était transformée en averse ; une froide pluie d’automne dont les lourdes gouttes s’écrasaient sur les trottoirs brillants, sur les magasins silencieux et les rues. Silky frissonna :
— Il fait pas beau. Où allons-nous ?
— Mc Feyffe se dirigea vers le coupé de Hamilton à peine visible dans le brouillard, se murmurant à lui-même, d’une voix monotone :
— Ça doit encore exister.
— Pourquoi croyez-vous qu’il traîne les pieds ? demanda Hamilton, tandis que la voiture accélérait sur la grand-route interminable. Il ne le faisait jamais autrefois.
Mc Feyffe tenait mollement le volant, son corps était si tassé sur les coussins de la voiture qu’il semblait presque endormi.
— Comme je disais, fit-il, c’est leur façon de marcher.
— Cela signifie sûrement quelque chose, insista Hamilton.
Le bruit régulier des essuie-glaces le berçait. Il s’appuya contre Silky et ferma les yeux. Une faible odeur de tabac blond et de parfum émanait de la jeune fille. Une douce odeur… qui lui plaisait. Et les cheveux doux et légers contre sa joue comme les spores de certaines herbes.
Mc Feyffe dit :
— Vous connaissez cette histoire de Second Bab ? (Sa voix s’éleva d’un ton, dure et désespérée.) Du vent. Une religion à la noix. Un tas d’escrocs. Une bande d’Arabes s’amenant par ici avec leurs idées à la gomme. Est-ce que je n’ai pas raison ?
Ni Hamilton ni Silky ne répondirent.
— Ça ne durera pas, fit Mc Feyffe.
— J’aimerais savoir où nous allons, ronchonna Silky. (Se serrant contre Hamilton, elle ajouta :) Etes-vous réellement marié ?
Sans lui prêter attention, Hamilton dit à Mc Feyffe :
— Je sais de quoi vous avez peur.
— Je n’ai peur de rien, dit Mc Feyffe.
— Mais si, fit Hamilton.
Et il se sentait lui-même peu rassuré. San Francisco montait sur l’horizon, tandis qu’ils passaient entre des maisons trop tranquilles, et qu’ils remontaient des rues désertes, dénuées de vie, de mouvement, de bruits et de lumières. Mc Feyffe semblait savoir où il allait. Il se dirigeait sans hésitation, tournant dans les rues de plus en plus étroites. Brusquement, il ralentit. Se redressant, il examina plus attentivement le paysage au travers du pare-brise. Son visage était contracté.
— C’est terrible, se plaignit Silky, enfouissant sa tête dans les bras de Hamilton. Qu’est-ce que c’est que ce coin pourri ? Je ne l’aime pas.
Mc Feyffe arrêta la voiture, ouvrit la porte et fit quelques pas dans la rue déserte. Hamilton le suivit, et ils s’immobilisèrent côte à côte. Silky resta en arrière, écoutant une musique insipide qui provenait de la radio de la voiture. Le faible son s’épanouit dans l’obscurité, se mélangea au brouillard qui s’amoncelait autour des bâtiments lépreux, des magasins fermés.
— C’est ici ? demanda enfin Hamilton.
— Ouais, approuva Mc Feyffe.
Maintenant qu’il se trouvait en face de la réalité, il ne montrait plus aucune émotion.
Les deux hommes examinèrent un petit magasin ruiné, une vitrine décrépite qu’une peinture jaune avait recouverte longtemps auparavant, mais que les intempéries avaient dénudée, exposant le bois lavé par la pluie. Des tas d’ordures et de vieux journaux jonchaient le seuil. À la lumière d’un réverbère, Hamilton étudia les affiches posées au hasard. À l’intérieur, derrière un rideau défraîchi, se trouvaient des rangées de chaises métalliques, laides. Au-delà des chaises, son regard se perdit dans l’obscurité. Au-dessus de la porte, une pancarte dessinée à la main disait :
ÉGLISE NON BABIISTE.
VOUS ETES LES BIENVENUS.
Avec un grognement de fureur, Mc Feyffe rassembla ses esprits et se dirigea vers le trottoir.
— Vaut mieux s’en aller, dit Hamilton, le suivant.
— Non, fit Mc Feyffe, hochant la tête. J’y vais.
Brandissant son parapluie noir, il se dirigea vers l’entrée du magasin et martela méthodiquement la porte, se servant du manche de son parapluie. Le son emplit bientôt la rue d’un écho creux et prolongé. Quelque part dans une allée, un animal bougea entre des poubelles.
L’homme qui entrouvrit finalement la porte avait une petite silhouette humble. Timidement, il examina les arrivants au travers d’une paire de lunettes à monture d’acier. Ses poignets de chemise étaient élimés et douteux. Ses yeux jaunes et humides clignaient faiblement. Il dévisageait Mc Feyffe sans le reconnaître, tremblant.
— Que voulez-vous ? gémit-il d’une voix faible et pleurnicharde.
— Ne me reconnaissez-vous pas, Père ? dit Mc Feyffe. Qu’est-ce qui est arrivé ? Où est l’église ?
Marmonnant, le vieil homme desséché commença à refermer la porte.
— Allez-vous-en. Une bande de bons à rien saouls. Filez ou j’appelle la police.
Comme la porte menaçait de se fermer, Mc Feyffe glissa son parapluie dans l’embrasure.
— Père, implora-t-il, ce qui se passe est terrible. Je ne puis le comprendre. Ils vous ont volé votre église. Et vous êtes petit. Ce n’est pas possible. (Sa voix se brisa, d’incrédulité.) Vous étiez…
Il se tourna vers Hamilton, cherchant du secours :
— Il était grand. Plus grand que moi.
— Allez-vous-en, insista le petit être presque menaçant.
— Nous voudrions entrer.
Mc Feyffe ne fit pas un mouvement pour ôter son parapluie.
— Laissez-nous entrer, s’il vous plaît. Où pourrions-nous aller ? J’ai un hérétique, ici… il veut se convertir.
Le petit homme hésita. Grimaçant d’inquiétude, il jeta un coup d’œil à Hamilton.
— Vous ? De quoi s’agit-il ? Ne pouvez-vous revenir demain matin ? Il est minuit passé. Je dormais.
Rouvrant la porte, il se rangea de côté, non sans hésitation.
— Tout ce qui reste, dit Mc Feyffe à Hamilton tandis qu’ils entraient. Avez-vous jamais vu ce bâtiment auparavant ? De la pierre ; aussi grand que… (Il eut un geste vain.) Le plus grand de tous…
— Cela vous coûtera dix dollars, dit le petit homme, qui marchait devant eux.
Se penchant, il tira d’un placard un petit tronc. Sur une table se trouvaient des tracts et des brochures ; quelques-unes tombèrent par terre, mais il n’y prêta pas attention.
— Payez d’abord, ajouta-t-il.
Fouillant dans ses poches, Mc Feyffe jeta un coup d’œil autour de lui.
— Où donc est l’orgue ? Et les chandeliers ? Vous n’avez même pas de chandeliers ?
— Je ne puis pas me le permettre, dit le petit homme se hâtant vers le fond de la salle. Maintenant, que voulez-vous ? Vous voulez que je convertisse cet hérétique ? (Il prit Hamilton par le bras et l’examina.) Je suis le père O’Farrel. Agenouillez-vous, jeune homme. Et courbez la tête.
Hamilton dit :
— Est-ce que les choses ont toujours été comme cela ?
S’arrêtant une seconde, le père O’Farrel fît :
— Comme quoi ? Que voulez-vous dire ? Une vague de pitié envahit Hamilton.
— Laissez tomber.
— Notre organisation est très ancienne, énonça le père O’Farrel d’une voix hésitante. Est-ce ce que vous voulez dire ? Elle remonte à des siècles. (Sa voix s’affaiblit.) Longtemps avant le Premier Bab. Je ne suis pas sûr de la date exacte. Ils disent que… (Sa voix céda.) Nous n’avons plus beaucoup d’autorité. Le Premier Bab, évidemment, c’était en 1844, mais même avant cette date…
— Je veux parler à Dieu, dit Hamilton.
— Bien sûr, bien sûr, acquiesça le père O’Farrel. Moi aussi, jeune homme. (Il donna une tape légère sur le bras de Hamilton.) Tout le monde le veut.
— Pouvez-vous m’aider ? demanda Hamilton.
— C’est très difficile, dit le père O’Farrel.
II disparut dans une petite pièce, une sorte de débarras encombré. Soufflant et grognant, il revint porteur d’un panier crasseux qui contenait des ossements, des fragments de peau séchée et des cheveux.
— C’est tout ce que nous avons pu avoir, souffla-t-il, en posant le panier. Peut-être pourrez-vous en tirer quelque chose. Servez-vous.
Tandis que Hamilton examinait quelques débris, Mc Feyffe dit d’une voix écœurée :
— Voyez. Fumisteries. Débris d’antiquailles.
— Nous faisons ce que nous pouvons, dit le père O’Farrel, joignant les mains.
Hamilton dit :
— Y a-t-il une autre façon d’aller là-haut ?
Le père O’Farrel sourit pour la première fois :
— Quand vous serez mort, jeune homme.
Brandissant son parapluie, Mc Feyffe se dirigea vers la porte.
— Partons, dit-il à Hamilton. Filons. J’en ai assez.
— Un instant, dit Hamilton : Mc Feyffe s’arrêta et demanda :
— Pourquoi voulez-vous parler avec Dieu ? Quel bien voulez-vous que ça nous fasse ? Vous pouvez voir la situation. Sinon, jetez un coup d’œil autour de vous.
Hamilton insista :
— Il est le seul qui puisse nous dire ce qui est arrivé.
Après un instant, Mc Feyffe répondit :
— Je me fiche de ce qui est arrivé. Je m’en vais.
Rapidement, Hamilton rassembla quelques ossements, des dents, et fit un cercle avec les reliques.
— Donnez-moi un coup de main dit-il à Mc Feyffe. Nous sommes dans le même bain, après tout.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? dit Mc Feyffe. Un miracle ?
— Je sais, dit Hamilton. Mc Feyffe s’éloigna.
— Nous n’en tirerons rien. C’est sans espoir.
Il s’appuya sur son grand parapluie. Le père O’Farrel les contemplait, inquiet, étonné de ce qui se passait.
— Je veux savoir comment tout ceci a commencé, dit Hamilton. Ce second Bab, toute cette histoire. Si je puis trouver…
Il saisit le grand parapluie de Mc Feyffe et, inspirant profondément, l’ouvrit. L’étoffe et les baleines se déployèrent comme les ailes d’un vautour, quelques gouttes d’humidité tombèrent sur le sol.
— Et alors ? demanda Mc Feyffe, entrant dans le cercle de reliques pour récupérer son parapluie.
— Tenez-vous bien au manche.
Serrant fortement le pommeau du parapluie, Hamilton dit au père O’Farrel :
— Y a-t-il de l’eau bénite, ici ?
— Oui, dit le père O’Farrel. Un peu, au fond du bénitier.
— En jetant l’eau sur nous, dit Hamilton, récitez cette prière d’adieu.
— D’adieu ? Surpris, le père O’Farrel fit un pas en arrière.
— Et resurrexit. Vous vous souvenez.
— Oh, dit le père O’Farrel. Oui. Je pense.
Hochant la tête, il plongea sa main dans le bénitier et commença à en jeter quelques gouttes sur le parapluie.
— Je doute sincèrement que ça marche.
— Récitez, ordonna Hamilton.
D’une voix incertaine, le père O’Farrel murmura :
— Et resurrexit tertia die secondum scripturas, et ascendit in cœlum, sedet ad dexteram patris, et iterum venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos, cujus regni non erit finis…
Le parapluie vibra dans les-mains de Hamilton. Lentement, péniblement, il se mit à monter. Mc Feyffe fît un bond terrifié et s’accrocha de toutes ses forces. En un instant, la pointe du parapluie vint frapper le plafond bas de la salle. Hamilton et Mc Feyffe se balançaient absurdement, leurs pieds oscillant dans les ombres poussiéreuses.
— La lucarne, dit Hamilton. Ouvrez-la.
Se précipitant comme une souris affolée, le père O’Farrel ouvrit ta lucarne à l’aide d’une perche ; l’air humide de la nuit se rua à l’intérieur, chassant l’odeur de renfermé. Enfin libéré, le parapluie partit comme une flèche. La bâtisse de bois démantibulée disparut rapidement. Un brouillard froid enveloppa Mc Feyffe et Hamilton tandis qu’ils montaient toujours plus haut. Ils se trouvèrent bientôt au-dessus de la grande ville de San Francisco, accrochés au manche d’un parapluie, survolant une étendue immense de lumières jaunes clignotantes.
— Et si… lança Mc Feyffe. Si nous lâchons.
— Demandez la Force dans vos prières, répondit Hamilton, fermant les yeux et serrant frénétiquement le pommeau du parapluie.
Le parapluie se précipitait vers le ciel, à une allure uniformément accélérée. Pendant un bref instant, Hamilton osa ouvrir les yeux et regarda au-dessus de lui.
Une couche illimitée de nuages noirs et menaçants s’étendait au-dessus d’eux. Que rencontreraient-ils au-delà ? Les attendait-Il ?
Le parapluie montait toujours, dans la nuit obscure. Il était trop tard, maintenant, pour reculer.